Libération
ne m'a pas demandée d'écrire pour eux. Cette chronique d'été. On
ne demande rien à un écrivain comme moi.
D'ailleurs,
je n'aime pas l'actualité. Les actualités. Cette voix à la télé
qui se veut joyeuse, madame et monsieur bonjour ! Et ce journal
télévisé qui n'est qu'un tissu publicitaire et chauvin vantant
les mérites d'une France du terroir, régions,
traditions,spécialités, nos têtes blondes, oui mamie t'as vu ce qui passe à la télé??? Je veux le feuilleton à la place! Elle n'informe pas, elle n'est que le miroir d'une
France qui se rassure et qui veut retourner dans le ventre maternel
et nationaliste d'une pouf blonde et chrétienne, le tout sur le ton faussement enjoué de l'optimisme malgré tout. Il y a trop de migrants. Trop. Le problème ce sont les généralités: les migrants, les émigrés, les arabes, les juifs, les terroristes. La généralité tue l'individu. (Tu me
regardes et tes yeux d'esclave sont shootés par le taf, ton corps
reste immobile car le moindre mouvement réveille les douleurs,
c'est le corps de fer des esclaves antiques. Tu es le héros des
temps modernes, mon amour. En pleine canicule, tu es debout sur les
chantiers, debout sur les échelles et je reste loin de toi, bien à
l'abri dans mon appartement bourgeois, la clim tournant à plein
régime. Es tu un migrant ? Oui ? Un clandestin ? Oui. Un sans papiers? Certainement, mon amour.)
Depuis
Eté 80 de Marguerite Duras c'est à dire depuis trente cinq ans on
pourrait montrer que le monde a changé, qu'une barbarie nouvelle,
jamais égalée dans l'horreur sévit partout dans un monde qui se
délite au rythme de ses flux mondialisés...mais non, curieusement
certaines lignes restent furieusement d'actualité, comme si rien ne changeait jamais. C'est la même barbarie, elle a toujours existé. C'est un même
effort qu'on demandait aux français en 1980, « cet effort en
vue d'une année difficile qui vient, de mauvais semestres, de jours
maigres et tristes de chômage accru » dans la bouche d'un
menteur, un monsieur qu'elle n'ose pas nommer et qui est son ami, Mr
François Mitterrand. D'autres menteurs ont défilé et le scénario
se répète inlassablement malgré les promesses d'infléchissement
voire de rétroversion de la courbe du chômage et chaque année on
dit que la crise est là et aussi qu'on en sortira. Près de quatre
décennies de ce même discours en déprimerait plus d'un et les
français ont atteint et dépassé tous les seuils de dépression. Plein de haine et sans
espoir. Les français n'en peuvent plus. Heureusement cette année,
il y a la Grèce.
Tires-toi
ma belle ! Tires toi tout de suite, ma belle. Plonges la tête
dans les draps du Best Western en Avignon où a commencé depuis hier
le 50e festival de théâtre et qui va battre son plein malgré la
crise et les conditions de vie déplorables des intermittents du
spectacle. Et là aussi on veut vous distribuer du rire à pleines
brassées d'affiches de programmes et de flyers-une débauche de
papier malgré les vœux de festival écolo, écolo mon cul, tout
comme le président pollue et qu'on accueille la nième inutile
Conférence sur le Climat. Le festival c'est aussi tout ce
gaspillage, une pollution visuelle et sonore, une aventure harassante
pour ceux du off qui alpaguent quelques touristes en ciblant le gris,
il faut viser les argentés, ceux qui ont de quoi payer. Car en 2O15,
la denrée la plus rare aussi, c'est l'argent. Et c'est la Curée.
Elle
découvre l'eurythmie et ses vertus de zénitude, quête spirituelle
d'un occident malade et elle prend le bus, s'éloigne du centre, hors
des murs qui enferment la cul, culture de la décadence. Car autour
du centre ville, il y a les faubourgs et de la nuit émergent des
spectres en djellabas. Ils quittent les maisons,
babouches et barbes hirsutes, et viennent s'attabler, manger et faire
du bruit. Car Juin 2015 est le mois du ramadan. Est-ce vraiment
cela ? Pourquoi sont-ils confinés aux faubourgs, à ces
quartiers tristes et mal éclairés, coupés de cette vie culturelle
trépidante et démocratique, le festival qui bat son plein à
quelques mètres, cerné de murs qui isolent la culture dans une
tour d'ivoire dont certains restent bannis et qui les laisse
indifférents. Sont-ils exclus ou se tiennent-ils volontairement à
l'écart de ses fêtes impies, orgies mécréantes et gorgées
d'alcool, de sexe, de nudité sale, beurk, ça les dégoûte, ils en
crachent par terre. Elles ne sont que deux dans ce bus de lumière
climatisé, deux femmes qui ont trahi et qui regardent la nuit et ses
fantômes. Ce sont essentiellement des hommes, les hommes qui sont
dehors, il y a peu de femmes et celles qui s'aventurent à
l'extérieur sont voilées complètement-et elles regardent ça,
cette énigme pour elles qui ont tant milité pour le port du
pantalon, elle qui portent les cheveux courts, elles fixent de leurs
yeux scandalisés le spectacle désolant de ces momies noires, ces
linceuls où grossissent les femmes enfermées et même qu'elles
touchent les parties des hommes dans le bus, bien protégées, mais
ça il faut pas le dire. Est ce vraiment cela Farida ? Car
Farida est une des deux femmes confortablement installées dans le
bus, Farida est musulmane et sans religion. Comment regarder ces
frères et ces sœurs qui sortent dans la nuit pour rompre le jeûne
ensemble, boire et manger ce que les femmes ont préparé toute la
journée. sans ressentir une violente émotion, une entaille qui
cisaille le ventre et qui lui donne envie de vomir le fastueux repas
gastronomique qu'elle vient d'offrir à son amie. Et jusqu'au petit
déjeuner de l'hôtel Best-Western, un brunch qui n'a rien de petit,
avec viennoiseries, œufs à la coque, charcuterie, graines et
fruits, céréales, fromages et journaux. Car toi Farida, toi, tu es
riche et seule. Tu as grandi à Mulhouse et quand tu entendais parler
des arabes, tu ignorais que ce fut toi. Tes parents ne te parlaient
pas vraiment, il était dur et brutal, elle se contentait de te
nourrir et ne pensait qu'à ça : nourrir sa progéniture. Un
truc au moins qu'elle partage avec la mère alsacienne.(italienne
itou, russe, polonaise bref toutes les mater dolorosas de l'univers)
L'obsession de la bouffe. Je te vois Farida, tu es ce moineau aux
pattes mortes, petites pattes dures qui t'isolent du courant
électrique mortel, tu regardes au loin et tu veux réussir. Tes
plumes sont ternes et au dessous, il y a le sang coagulé, ta
blessure entièrement cicatrisée. Personne ne t'a expliqué comment
survivre. Et tu t'envoles, tu vas chercher l'argent, tu deviens chef
d'entreprise. Aujourd'hui tu as beaucoup d'argent, des quantités
d'argent, tu as cet argent dont tout le monde rêve. Tu as le
pouvoir. Et cet argent t'isole encore un peu plus, loin des tiens,
loin des autres. C'est ta liberté qui t'enferme et qui fait monter
en toi ce cri impossible. Quel cri ? Quel cri Farida quand tu es
autoritaire, quand tu coupes court à la conversation, aux effusions
et que tu quittes les gens si brusquement, quel cri une fois la porte
de ta chambre d'hôtel refermée, quel hurlement, inaudible de
sauvagerie, quel hurlement de bête blessée pour échapper aux
regards hypocrites et inquisiteurs de ta famille musulmane, ton mari,
tes enfants, toute l'Algérie. Tu te mutiles sans douleur et mon
désarroi voudrait te prendre dans mes bras car je sais que ta
carapace s'effondrerait d'un coup dans un grand flop de poussière.
Tu es blême et tu vas mourir. C'est le mois du Ramadan.On en parle
pas dans l'actu. On fait comme si ça n'existait pas. On ignore la
propagation du virus, de plus en plus de jeunes qui le font ou
prétendent le faire. Au supermarché, l'adolescent est arrêté par
le vigile, il a planqué tous les kinder bueno sous son tee-shirt, il
lève les bras, impudent ; j'ai rien volé, c'est ramadan ,
dit-il.
C'est
la canicule. Le gouvernement cette fois a anticipé, déclenché le
plan, appelé les personnes âgées individuellement. Les infos ne
parlent que de ça. Bourrés de conseils pratiques : comment
s'hydrater, les vieux, les bébés, éviter l'exercice physique,
acheter des brumisateurs, ventilateurs, squatter un endroit frais au
moins une heure par jour etc etc...Canicule et ramadan, cher
Prophète, as tu jamais pensé au réchauffement climatique ? Il
est interdit de manger, passe encore, mais boire, comment ne pas
boire par quarante degrés à l'ombre sans mettre en péril sa
santé ? La chaleur accable et dévisse les cerveaux, elle rend
les gens irascibles, à bout de nerfs, il y en a qui pète les
plombs. Ce type à La Ciotat le 13 Juillet (où l'on tire le feu
d'artifice la veille du 14) qui va chercher sa batte pour
te défoncer la gueule, dit-il, parce que tu as osé te garer devant
son portail. Tu t'excuses, tu dis excusez moi monsieur, mais vous
voyez bien le monde qui est venu pour voir le feu d'artifice qui
commémore notre révolution. Quelle révolution??!! hurle-t-il, tu
te fous de ma gueule, pétasse, de quelle révolution tu me parles ?
Tu dégages ta bagnole de là et fissa ! C'est une propriété
privée ! Et puis le boucan du feu d'artifice, les pétards
stupides, les chiens qui ont peur.
Elle
avait écrit qu'il faut un jour entier pour s'abreuver d'un fait
d'actualité, qu'il faut un jour pour l'oublier, un jour encore pour
effacer ce qui avait été écrit et puis, enfin, écrire. C'est ça
le deal, l'inconciliable dynamique de l'écriture et de l'actualité.
Car l'écrit qui colle au fait n'en est pas vraiment car il n'y a pas
la distance nécessaire à l'écrit. Une actu est une plaie à vif,
instantanée et sanglante. On aimerait rester collés, subjugués par
son spectacle, son hystérie et sa démesure. On aimerait chevaucher
à cru sa réalité flamboyante, son inédit inédit, passer en
boucle ses images (comme celles jadis déjà du 11 Septembre) garder
scoop le scoop alors que sa loi est éphémère et ainsi, on court
d'actu en actu sans recul aucun et donc sans possibilité de rien
comprendre. L'actu est alors frustration perpétuelle. On voudrait
cet œil fixe, écarquillé, indéfiniment ouvert sur l'obscène, sa
crudité d'oeuf cru et qui vient juste de se briser, on veut se
shooter à la répétition de son instant qui devient une
hallucination tandis qu'on titube déjà dans les décombres et les
destructions.
On
voudrait garder l'oeil ouvert, or, pour écrire, il faut d'abord
fermer les yeux. Ne plus rien voir et inventer. M.D était à
Trouville, elle regarde l'enfant et sa monitrice de colonie de
vacances, elle invente leur histoire. Je suis à Marseille, il n'y a
pas de colonie de vacances pour les petits marseillais. Nous partons
en direction de le Ciotat, un peu plus loin il y a la Corniche du
Liouquet, une petite baie paradisiaque et bleue, des pins accrochés
de guingois sur la falaise, je regarde ton corps nu et mince, un peu
flétri qui s'avance vers la mer. La maladie te rend funambule car tu
évites de poser l'aplat de ton pied à cause des articulations qui
font mal. Alors tu as ce pas aérien et un peu claudicant, petite
Chaplin un peu fluette et drôle, la douceur, ta douceur sur le fil.
Tu nages un peu maladroitement, toujours sur le dos, tu as vite froid
malgré la chaleur. On dit c'est l'été. Ça y est, ça sent l'été.
Cette saveur sèche qui craquerait presque dans l'air, la senteur un
peu acidulée, de thym, de menthe et de figue. Ou alors ce
frémissement argenté des oliviers. Non ? Ce n'est pas ça non
plus. Et pourtant c'est l'été. Sa chaleur, sa langueur, cette envie
de mourir aussi et ta beauté lorsque tu es couchée, frêle dans le
paysage, parfaite et sans douleur. C'est une parenthèse, l'été.
Une parenthèse de liberté. Un temps d'arrêt, de vacance. Ne plus
travailler. Être nue, la peau mouillée qui sèche dans le vent, la
saveur du sel, les yeux fermés sous le soleil.
Les
yeux fermés, je vois l'homme et la femme de la maison abandonnée.
Cette histoire que je veux écrire et que je n'écris pas. Peut-être
après tout devrais -je raconter l'histoire d'une femme et d'une
femme. Et aussi des générations de femmes qui ont modelé cette
maison, peut-être une autre maison, plus ancienne. Car la maison
abandonnée n'est pas une maison ancienne, c'est même un bunker
assez moderne, une maison édifiée par un couple qui avait choisi
cet endroit sauvage pour inventer un lieu digne de leur amour. Leur
nid d'amour. Isolée au bout du chemin, la maison jouxte la forêt
immense et offre une vue saisissante sur un étang aussi grand qu'un
lac mais ils avaient aussi conçu et aménagé leur territoire à
l'aide d'un paysagiste. Ils avaient repoussé la forêt sauvage,
domestiqué les sols, planifié leur paradis de verdure en dessinant
les emplacements, la géométrie et la forme des bosquets et des
végétaux. Elle surtout avait minutieusement placé les signes afin
de créer un paysage digne de leur union, un paysage qui exprime cet
amour avec la volonté d'en offrir au visiteur le miroir.
En
même temps que ce nid d'amour, ils érigeaient un mausolée. Comme
tous ceux qui croient à cette aventure, leur lucidité ne les avait
pas préservés des dangers qui guettent toute volonté d'enfermer
l'amour. Sa lente agonie entre les murs et même dans ce magnifique
jardin sauvage, son euthanasie, son asphyxie reflétée dans le
miroir figé du paysage. Ils étaient comme tous ces couples
embarqués dans les crédits immobiliers, leurrés par la fable, tous
ces couples qui achètent des maisons, ne parviennent plus à les
payer, les transforment en prisons et en champs de bataille des
héritages. Il existe aujourd'hui des centaines, des milliers de
maisons abandonnées, vendues un euro pièce et dont personne ne
veut. Roubaix tente l'aventure, envoie une délégation copier le
modèle de Liverpool.
Mais
n'anticipons pas . La maison est immobile, seule dans son
obscure splendeur de lieu déserté. Triste et vide à en mourir.
Comme l'été certains soirs, quand il n'y a plus le moindre souffle.
Le soir suspend son vol, l'été frivole se fige et découvre sa
solitude accablée. C'est la fin. La fin déjà de l'été.
L'été
2015 est cet air languissant et sec et c'est le bruit des cigales.
Leur chant est lancinant et strident, il ponctue les terribles coups
portés par la chaleur. C'est le souffle d'un four et ses vagues
chatoyantes qui brouillent les lignes du paysage. Des vapeurs
hallucinées qui rappellent les lignes de la drogue. C'est l'été, à
la fois intemporel dans son retour accablant, retour de chaleur, de
corps nus sur les draps, de moustiques et d'insomnies épuisantes. Et
puis c'est l'éphémère d'une saison, le temps d'une parenthèse,
d'un amour entre parenthèses, un flirt dont la naissance et la
frivolité contiennent déjà la fin et la mélancolie de sa
disparition.
En
vrac, une adolescente kamikaze a explosé en plein marché. Boko
Haram envoient les enfants à la mort et Paris est une ville sale,
très sale, classée vingt quatrième au rang mondial des villes
propres. A Cannes, un roi saoudien a acheté une plage et tous les
commerçants se frottent les mains et multiplient les courbettes pour
accueillir cette clientèle haut de gamme. La femme voilée dit « je
vais faire les magasins, je vais m'amuser » et la ville recrute
une centaine de chauffeurs supplémentaires pour promener ce
scandale, nul ne s'offusque ni ne condamne, une jeune chômeuse
française écarte le racisme ordinaire à l'égard du manque de
mixité musulman et postule avec espoir car les saoudiennes doivent
être conduites par une femme. Le fleuriste exulte et prépare des
milliers de fleurs pour ce « conte des mille et une nuits »
saoudien. La journaliste ne formule aucune perspective critique à la
privatisation de cette plage. Le fric des assassins ne gêne pas la
France.
Et
soudain, le 25 Juillet 2015, le ciel s'est embrasé d'éclairs et la
température a chuté de vingt degrés. Erdogan massacre les kurdes et personne ne dit rien, ou presque.