Sélection du message

Der Schnee.

Du vent. De la neige. Putain. Rien d'humain. Tu écris quoi ? Depuis des mois, tu n'en sais rien. Tu as rencontré son visage. Son si...

dimanche 3 avril 2022

LES CUISSES DE GALATEE

 Elle se demandait parfois où elle avait été tout ce temps. Disparue en elle même, se levant chaque matin pour faire le ménage, élever ses enfants et même gagner de l'argent en plus de tout ça car ils avaient d'énormes dettes. Elle ne comprenait pas pourquoi mais elle ne posait pas de questions. 

- Mon amour, je n'ai plus d'argent.

Il la toisait d'un regard courroucé, s'acharnait à l'écraser et à l'humilier, elle était une proie facile.

Que faisait- t-elle? Où était-t-elle?  Elle ne savait pas formuler la moindre préférence, le moindre goût, la moindre couleur. Elle écoutait fascinée les femmes qui disaient: je raffole du rouge, j'adore les orchidées. Ce genre de choses. Où puisaient-t-elles cette assurance, cette féminité intransigeante? Brandissant leurs désirs comme des étendards.  

Elle ne savait pas affirmer quoi que ce soit. Comme si elle n'existait pas. Transparente, vide, souriante.

Il avait tout pris. Il parlait pendant des heures. Il faisait des affaires. Assenait ses opinions, distribuait les cartes, quadrillait l'espace en traçant ses lignes, avançant ses pions tandis qu'il parlait toujours. Il parlait, il parlait, il parlait encore et toujours.

Des gestes cassants et droits accompagnaient ses mots, des gestes nets, clairs et précis, qui fusaient comme des claques.

Il analysait, disséquait, réduisait le monde à des données quantifiables et chiffrées. Elle aussi, il crût l'avoir réduite à une donnée mathématique. Mais il se trompait.

Elle paraissait résignée pourtant. Silencieuse et dévouée à sa tâche. Elle ne prenait pas même le temps de jeter un oeil à son miroir. Il avait pris son visage, gommé un à un ses traits. Il avait planté son couteau, imposé sa marque de fabrique.

C'est ça l'amour, mon amour? Est ce bien cette disparition, cette destruction de mon dessin? Etre, c'est peut-être ne pas voir. Ne pas voir ces choses dehors qu'on appelle des forêts ou des prés, ou cette neige ou la mer elle même. 

Elle a eu trois enfants. Avec toi, mon amour, j'ai eu trois enfants. Et, une fois de plus, ces enfants ont tenu lieu de moi.  Je me suis bien cachée.

Couchée. Cachée.

Elle s'était bien cachée derrière eux, derrière la mission exténuante et perpétuée de les aider à grandir. Là non plus, elle n'avait rien fait. Elle n'était pas là non plus.

Cachée derrière mon propre corps, mon amour. Ce corps n'est pas à moi. Je suis sans corps aussi.

Les enfants avaient grandi. Ils sont à présent de grands et magnifiques enfants. Elle n'était toujours pas là. Pauvres enfants. Issus d'une indifférente. D'une somnambule. S'éveillerait-t-elle un jour?

Elle avait toujours su qu'elle n'était pas encore. Elle avait toujours su que ce qu'on appelait réalité n'était qu'irréalité pour elle. A peine un rêve. Un brouillard sans images ni couleurs.

Ce corps qu'elle avait quitté, elle avait donc pu l'abandonner aux mains étrangères. Sa volonté à l'homme qui parlait.

Se perdre ainsi n'est pourtant qu'une façon plus intense de se trouver. Car il faut se trouver dans ce qui n'a ni corps, ni saveur, ni couleur. Trouver l'insipide. Un air sans odeur. Le néant. 

Ce vaste sommeil éveillé qui permet de naître enfin.

Ainsi Galatée, couleur de lait, est-elle née de ses mains. Elle s'est immédiatement éloignée des mains de celui qui l'avait façonnée.

Il resta les mains vides. Frappé d'aphasie.

Et comme elle, je peux changer les filets de sang en rivières où me baigner tous les jours.

Mon corps naquit en une seule coulée chaude et s'éloigna en faisant travailler ses muscles. Elle jouit de marcher, marcher pour entretenir ses muscles et surtout ceux de ses cuisses. Pour marcher, nager, faire du vélo.

Ecrire. 

Elle a toujours su que l'écriture puiserait sa force et sa persévérance de ses cuisses.

Elle pédalait sur un vélo , quelque part en Hongrie, sur une petite route entre des champs de blé. Son corps pédalant baignait dans la lumière dorée et si blonde d'un soir d'été.

Elle lâcha le guidon et, les bras étendues, elle regardait ses cuisses nues et bronzées qui montaient et redescendaient sous elle. Elle avait quatorze ans, peut-être moins.

Elle était seule. Elle était libre.