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Der Schnee.

Du vent. De la neige. Putain. Rien d'humain. Tu écris quoi ? Depuis des mois, tu n'en sais rien. Tu as rencontré son visage. Son si...

dimanche 21 novembre 2021

La jeune fille venue d'ailleurs. (MAGNIFICAT 2)

 Le tunnel entre les stations. Des bêtes bien dociles. Bien habitués à se méfier les unes des autres. Clignant des yeux comme des rats dans la lumière des plafonniers. Les yeux baissés vers les petits écrans lumineux. Au plafond, deux lignes parallèles orange défilent sur les masques bien alignés, secoués par la cadence crescendo qui secoue la rame. Les corps sont des maisons fermées le long d'une rue, strictement défendues et closes. Ballottées par la saccade furieuse d'une rame de métro qui hoquette vers le tunnel. 

Pour la première fois, elle avait regardé ce qu'elle ne voyait pas depuis tant d'années : la couleur des chaises scellées le long des quais, blanches à Castellane, vertes à Colbert, bleue marine ou orange. La sécurité est miraculeuse. La réalité fait irruption dans les images et les usagers jouissent du privilège de ne pas y être. Ni dans les fers, ni dans le le feu, l'émeute ou la vie. Ils sont encore moins que des bêtes. Des ombres plongées dans l'atroce évidence de l'indifférence. Un obus de fantômes masqués et secoués mais absorbés dans la contemplation de leurs smartphones.

En face d'elle surgit alors l'image d'une jeune fille venue d'ailleurs. Silencieuse et pâle, elle n'a pas de téléphone et la fixe intensément sans pourtant la voir. Dans sa pupille, elle distingue un gouffre de ténèbres et de douleur. Ses bras nus sont lacérés de plaies et d'écorchures qui courent tout au long de la surface de chair blanche. Involontairement, elle esquisse un geste vers elle pour la secourir. Mais sa paume droite retombe et reste ouverte, impuissante. Elle voit s'évanouir le souvenir vivace d'une caresse qui aurait pu redonner vie au toucher. 

Il y avait une telle beauté dans l'expression de ce regard, un tel éloignement et une telle tristesse. Il avait l'éclat dur, pur et froid d'une pierre nue. Une lueur farouche avec des paupières curieusement immobiles, qui ne battaient pas. Une revenante, pense-t-elle. une morte-vivante revenue d'un royaume dévasté.

Quand soudain elle la reconnut.

- Khadidja? dit-elle. C'est toi?

La jeune fille tressaille


violemment et son bras se lève dans un geste de terreur. Son regard vacille et semble ensuite revenir lentement, si lentement qu'il a l'air de traverser des contrées entières faites d'arbres et d'eau et qu'il prend alors une teinte de marais verdâtre et brillant, s'illuminant subitement.

Elle articule avec peine dans un murmure presque inaudible:

- Madame?

Immédiatement, elle aurait voulu la prendre dans ses bras et la serrer très fort contre son coeur.

Mais elle reste droite, interloquée, comme paralysée. Il était devenu si difficile d'exprimer une émotion, d'esquisser un geste, elle en avait vraiment perdu l'habitude, comme tout le monde d'ailleurs.

Comment s'y prendre?  Comment en étaient-ils arrivés là? 

Subitement, elle se souvient. Elle avait eu un corps, une peau, un sourire, la joie.

En même temps, le crissement strident des freins retentit, le train s'arrête brutalement en la projetant devant elle avant de la rabattre furieusement contre le plastique dur de sa banquette. Les lumières s'éteignent. C'est le noir complet. Quelques secondes plus tard, elle distingue les masques blancs qui rayonnent faiblement dans la pénombre.