Sélection du message

Der Schnee.

Du vent. De la neige. Putain. Rien d'humain. Tu écris quoi ? Depuis des mois, tu n'en sais rien. Tu as rencontré son visage. Son si...

dimanche 26 août 2012

La ronde, mon père, Hitler et le bunker.

Le visage de mon père a toujours été celui d'un humaniste de gauche, un soixante-huitard barbu et replet, un tantinet libertin, lecteur de Trotsky et de Mao, de Charlie Hebdo. Dans son village, il passait pour un intellectuel, lui qui avait passé son brevet, une expédition de deux jours à Saverne, (attention les vélos!)  son père était fier, ses copains jaloux et ma mère amoureuse déjà de ce jeune homme blond aux fines lunettes rondes à monture d'écaille. Très cultivé, lecteur insatiable, il a toujours défendu les valeurs de gauche et voté à gauche, prôné l'athéisme et la liberté sexuelle. Avec la vieillesse ce masque s'est craquelé, il s'est mis à ressasser des souvenirs d'enfance et avec eux se dessina comme un  symptôme un autre visage, obsessionnel, galvanisé: le visage d'Hitler. "Un de Adolf", comme il l'appelait, comme on parle d'un pote, d'un oncle, quelqu'un de la famille, "de Adolf un de arme Eva".(Adolphe et la pauvre Eva). Comme si l'histoire et tout le travail des historiens n'avaient pas su parler de ce qu'il avait vécu, de ce qu'ils avaient vécu (lui,ma mère toute sa génération) et qu'après, la fabrication du "monstre" avait été d'autant plus implacable que personne ne l'avait vu ce monstre, caché derrière l'Amour du peuple, das Volk, le triomphe de la nation, l'amour de la patrie, toutes ces valeurs vertueuses qui reviennent si facilement à la surface sans que personne ne les reconnaisse véritablement. Et c'est, pour la France aujourd'hui, toute la propagande depuis Amélie Poulain, les valeurs du terroir, De Gaulle et toutes les cuisines du Front National, frontistes qui n'ont que les mots France, français, art français de la guerre, identité nationale à la bouche et qui vous sautent à la gorge si vous osez nommer le visage lépreux de toutes ces résurgences.Et pourtant tout ça oui, Madame, a bien à voir avec le nazi.
Donc, à la fin de sa vie, solitaire en son jardin, le patriarche convie le spectre bien aimé, Hitler et toute son utopie, "de Adolf het geglaubt Russland wäre ein Lebensraum un die Jude, was witt", (et les juifs que veux tu) "sen alle unsympathish gewenn"(nous étaient antipathiques)...Le patriarche se tait un instant, les yeux écarquillés d'incompréhension et de quoi, de quoi étaient-ils coupables eux, tous ces enfants qui n'avaient rien à manger, rien à jouer, et Hitler soudain qui vint l'enrôler dans les Hitlerjugend et là, c'était le bonheur, on n'allait plus à l'école, on jouait à la guerre dans les bois, c'était du sport, du sport rien que ça, Geländespiele...que veux tu, que veux tu...Il avait lu les Bienveillantes, lu et relu les Bienveillantes et  la description minutieuse du mécanisme de l'horreur et sa mémoire pourtant résistait, ébranlée, pour ne pas mourir. Il y avait une telle propagande, oui père, oui père bien sûr, c'était la terreur, on ne pouvait rien dire. Ma grand mère avait eu le malheur de dire qu'il y avait plus d'yeux qui regardaient dans la soupe que d'yeux qui les regardaient de la soupe et elle avait failli être déportée pour ça. En Alsace, la soupe et riche lorsqu'elle est bien grasse et cela se voit aux bulles de graisse qui se forment à sa surface et on appelait ces bulles des yeux "Awe" (de Augen) et ma grand mère lavait le linge à la rivière avec d'autres femmes et donc en papotant (en "retschant", de" retscher", créceller) elle avait fait allusion comme ça au fait que la soupe était en réalité un peu maigre. Elle avait été dénoncée pour cela et accusée de défaitisme et de propos subversif. Le lendemain, la police des femmes (die Frauenschaft) avait débarqué chez elle et elle avait été arrêtée et longuement interrogée. Oui, on avait peur, on ne pouvait rien dire, on voyait bien que les maisons des juifs étaient vidées et que tout leur mobilier était"versteitt", vendu aux enchères mais on ne disait rien. On ne demandait pas pourquoi ils ne revenaient pas et bien sûr à l'école on nous apprenait que c'était tous des "dreckjude", des sales juifs, oui. Que veux tu, que veux tu.
Soudain, les yeux du père s'embuent de larmes et il dit: oui, je me souviens, tu sais là où il y a la piscine aujourd'hui, là il y avait un champ et les enfants faisaient une ronde et on prenait un petit juif tout peureux et comme ça on se le lançait dans la ronde, il trébuchait, tombait et on le relevait, on le relançait, je me souviens, il portait des petites lunettes rondes qui tombèrent sur le sol et quelqu'un les avait écrasées et on l'empêchait de les ramasser et quand même j'avais eu pitié de ce pauvre juif mais bien sût je ne l'ai pas montré. Il se tait et déglutit. Sa voix est devenue blanche, il fixe la pelouse de son jardin, lui que ne ferait pas de mal à une mouche, lui qui repoussait la tonte du gazon parce qu'il y avait poussé des petites fleurs jaunes, toutes mignonnes disait-il, sauvages et de la famille des pissenlits, ces fleurs qu'on tient en piètre estime et dont il ajournait ainsi la mort, lui qui laissait dévorer ses salades par les moineaux, qui nourrissait les souris et qui laissaient toutes les araignées tisser leurs toiles partout dans la maison, lui ce père jadis apitoyé quelques instants par le calvaire de ce jeune juif, je savais qu'il n'aurait pas assez de toute sa vie pour racheter la honte d'avoir été dans cette ronde. Il était l'un de ces enfants de la ronde et sa culpabilité inaugurait toutes les autres, non, il n'avait pas aidé ce jeune garçon à s'échapper de la ronde, il ne l'avait pas relevé, il n'avait rien dit, il avait ri et s'était rallié aux caïds, à toutes ces graines de nazis, insouciants, ignares. Il dit encore et oui bien sûr que la petite Anne Franck c'est  certainement "a gut maidel" (une brave fille) mais que veux tu, que veux tu...Ses accès de compassion individuelle se heurtent à la machine, souffletés par la bourrasque de la fatalité, cette tragédie qui a fait que toutes les valeurs exemplaires de notre génie teuton: l'ordre, la discipline, la Zuverlässigkeit ( la loyauté), le travail, l'honnêteté, la propreté, toutes ces valeurs qui font encore la beauté de nos villages, de nos artisanats et de nos industries, comment, comment, tout cela s'est il mué en logique d'extermination, en cette machinerie infernale et macabre, comment toute cette humanité a-t-elle versé dans l'inhumain, comment père et pourquoi crois tu que nous souffrons tous, comment Hitler (qui aimait tant les enfants dit ma mère) a-t-il  pu jouir avec sadisme de la mort de tous ces enfants menés par lui  dans la guerre, dans les fosses, les camps, les fours? Ce type est un pédophile bien sûr, qui a détruit sa nièce Geli Raubal, qui se méfiait de son hérédité, qui s'abstenait de tout alcool, maniaque, abstinent, impuissant, psychotique au dernier degré il a détruit toutes les générations après lui, père. L'excès de vertu tourne toujours au drame mais nous n'avons pas le droit de parler de notre tragédie, à côté de celle vécue par les juifs nous avons le droit juste de nous taire et de pourrir en enfer. Oui, oui, mais tu sais, c'est notre enfance, douze ans en 1945, on ne savait rien en fait, ni la guerre, ni la reddition, à Lichtenberg étaient les allemands, à Rothbach les américains et nous les enfants on a vu arriver ce soldat américain, seul tout d'abord, à pied , il nous a demandé s'il y avait encore des allemands. Et on a dit non, non, plus un seul allemand et il nous a donné des chewing-gum. Le pire n'est pas que mon père ait été dans cette ronde, qu'il ait été cet enfant victime et endoctriné, le pire est qu'il tente encore aujourd'hui, désespérément, de justifier l'entreprise allemande, le génie allemand et qu'il revienne inlassablement sur les dernières heures de Hitler dans son bunker. Ce bunker, il le fait sien et se prépare à mourir.

vendredi 17 août 2012

La valse et le cri

Parmi les réminiscences du corps, il y a la danse. C'est un bal perdu, les danseurs sont seuls, isolés au creux de la vague juste avant qu'elle ne les balaie, ils sont à l'écoute seulement d'une artère qui s'est ouverte entre eux et qui coule.Le sang les brûle, la main est dans la sienne, son autre sur ses reins, les cuisses se frôlent, les vêtements se froissent, elle épouse la ligne de son corps, il s'arc-boute, elle s'emboîte, soudain il la soulève, il y  a ce vertige, un étourdissement, la volupté du ravissement. C'est une valse. Cette danse comme la nuit ne devait jamais finir, à l'aube ils auraient dansé encore. J'ai dansé partout, avec des hommes, avec des femmes, j'ai dansé seule aussi, dansé nue sous les étoiles, la danse est la joie, la vie. J'ai dansé avec les loups dans les ténèbres. Ma beauté s'est épanouie sans être corrompue par les premiers flashs et les sunlights des studios, je suis une fleur de l'ombre. Combien désirée pourtant est cette lumière, celle qui rachètera le labeur, le tâtonnement obscur, le désespoir des premières fugues avortées, reprises, échouées dans le port. Il faut saigner les mots de sa chorégraphie, les mots et les couleurs, exténuer son art et vouer toute son énergie à répéter ses pas, répéter encore au mépris des crampes et des blessures. Endurer toutes les fatigues, les humiliations, les désillusions. L'oeil de l'élu qui doit vous prêter une salle est torve, le silence des journalistes est sourd, les collègues et les proches se détournent et tant d'efforts pour danser se soldent par l'échec, l'amertume et le suicide.Heureusement, le corps porte déjà son allégresse, vous vous heurtez aux murs du bunker sans plus sentir les plaies et les chocs, les loups vous escortent  et votre danse est souveraine, votre cri sera. Vos pas charrient les blocs mutiques pour les casser, les fissurer, expulser votre cri hors des murs, faire saigner les mots. Vous racontez la fable de la jeune fille assassinée, la fable de l'écrivain et de la putain, la fable de clandestin, toutes les poupées russes du bunker. Ainsi sont nés la valse et le cri : Tanz, Schnitt und Strip.